Monday, September 23, 2024

Arnaud Desjardins

 


Ardèche. Arnaud Desjardins, mort d’un sage



Arnaud Desjardins : La recherche spirituelle vaut d’être vécue

Depuis plus de quarante ans, à travers ses films, ses livres et les lieux de recherche qu’il a ouverts, Arnaud Desjardins transmet le message des grandes traditions orientales, du soufisme au bouddhisme tibétain. Alors que paraît sa biographie, il dresse avec nous le bilan d’une existence vouée à la sagesse.

Pascale Senk

Psychologies : Après toutes ces années de pratique spirituelle et la création de trois ashrams, diriez-vous que vous êtes un gourou ?

Arnaud Desjardins : Si j’étais dans un dîner mondain, je n’emploierais certainement pas ce terme, qui est devenu maudit à cause du phénomène des sectes ! Je dirais que je suis écrivain. Si, en revanche, mon interlocuteur semble s’intéresser à la spiritualité, alors oui, je lui dirais que j’ai consacré mon existence à cela : faire diminuer une certaine forme de souffrance. Le "guru", en hindi, c’est à la fois "celui qui a de l’expérience" et "celui qui disperse les ténèbres". Pour moi, c’est l’un des mots les plus précieux qui soient. Il existe dans toutes les civilisations sous des noms différents : c’est le "cheik" en arabe, le "pir" en persan, le maître spirituel à qui l’on s’adresse dans toutes les traditions pour recevoir une éducation émotionnelle et spirituelle. Ce travail intérieur, je l’ai d’abord expérimenté sur moi, grâce à l’aide d’un maître indien, Swâmi Prajnânpad. Depuis 1974, j’enseigne comme lui comment "se transformer de fond en comble".

Et selon vous, les sagesses orientales donnent des clés pour cette transformation ?

Oui, mais pas seulement elles. C’est pour cela que j’ai cherché, partout, dans les groupes Gurdjieff comme dans les Evangiles, dans le bouddhisme tibétain comme chez Maître Eckhart. Et ce qui m’a passionné, c’était de découvrir peu à peu que ces enseignements si différents se rejoignaient sur plusieurs points essentiels, qui sont vraiment des clés pour se transformer. Trois sont fondamentales. C’est d’abord « connais-toi toi-même ». Ensuite, « vis dans l’ici et maintenant ». Enfin, « accepte ce qui est », que mon maître Swâmi Prajnânpad traduisait par : « Il faut dire oui à l’indiscutable réalité de l’instant. »

Vous insistez particulièrement sur cette acceptation inconditionnelle du réel…

C’est cela, la pratique spirituelle, l’ascèse. Cela veut dire s’exercer. Accepter ce qui se passe à l’intérieur de notre être, devenir beaucoup plus présent, attentif, le plus souvent possible et notamment dès que nous nous sentons affectés soit par une émotion négative, soit par une émotion euphorique, qui peut tout autant nous aveugler. Accepter aussi ce qui est. Je me réveille un matin et mon enfant est malade ? Je m’exerce à ne pas perdre mon énergie dans des conflits intérieurs, comme : « Mais pourquoi l’ai-je sorti sans manteau hier ? Pourvu qu’il n’ait rien ! » Non : pas de discussion, pas de décalage avec la réalité. J’appelle immédiatement le médecin. Apparemment, le comportement est le même que pour n’importe qui, mais l’attitude intérieure est totalement différente.


Dit comme cela, ça a l’air simple…

La simplicité, c’est l’aboutissement. Un swâmi hindou, à qui j’avais demandé, lors de l’un de mes premiers voyages en Inde, « qu’est-ce que c’est la spiritualité ? », m’avait répondu dans un éclat de rire : « Quand il pleut, j’ouvre mon parapluie. Quand il cesse de pleuvoir, je le referme. » Voilà : l’acceptation de ce qui est, l’action juste ensuite. Mais pour parvenir à une telle attitude intérieure, le chemin est très long, très difficile.

Pourquoi ?

Parce que nous vivons la plupart du temps dans l’illusion. Les enseignements traditionnels tiennent des propos extrêmement durs sur notre condition humaine ordinaire. Ils parlent "d’aveuglement", de "sommeil" de "non-vérité". Il nous faut sans cesse faire des efforts pour revenir au réel, parce que nous sommes soumis à une certaine forme d’esclavage, celui de notre mental tortueux. Cela, la plupart des chercheurs spirituels ne l’entendent pas vraiment. Or, je le répète : il faut se remettre complètement en cause pour avancer, c’est l’affaire d’une existence entière. Cet engagement sur la voie n’est pas seulement une activité bénéfique que l’on ajouterait à notre existence comme des cours de piano. C’est toute notre existence qui doit se confondre avec la voie spirituelle. Chaque épreuve, chaque moment de ma vie devient alors un point d’appui sur lequel j’exerce ma vigilance et ma compréhension.

Et qu’est-ce qui peut motiver dans cette ascèse si difficile ?

L’envie de se développer dans la ligne de l’être, et non dans celle de l’avoir. Et la rencontre directe avec des personnes qui ont déjà accompli ce travail. Vous savez, Swâmi Prajnânpad, mon guru, n’était à peu près rien, socialement parlant. Mais nous, ses quelques disciples français qui avions des moyens financiers, eh bien je peux vous dire que nous étions des mendiants à côté de lui, des infirmes du cœur… Un jour, je l’ai vraiment compris. Je sortais de l’ORTF, où je travaillais, et il pleuvait des trombes. Je ratai le bus. Mon mental se mit à tourner en vrille. Intérieurement, je ne cessais de me plaindre : « Pourquoi dois-je vivre ça, à attendre sur le trottoir, après une journée de travail, etc. ». A ce moment-là, un producteur très célèbre à l’époque est passé devant moi, confortablement installé dans sa limousine. Je râlais de plus belle : « Oui, évidemment, moi je suis sur le trottoir, trempé, pendant que d’autres… » Et soudain, du plus profond de moi, une question est montée : « Arnaud, de quoi as-tu le plus envie dans ta vie ? Veux-tu ce que possède ce producteur ou bien ce que vit Swâmi Prajnânpad ? » Eh bien, la réponse, évidente, ne s’est pas fait attendre. Et je me suis immédiatement apaisé.


De ce qu’avait votre maître, que désiriez-vous ?

La liberté, la plénitude, la présence. Il était comblé et ne demandait rien. C’était lui le plus riche d’entre nous. Et ce qui dominait chez lui, comme chez tous les maîtres authentiques que j’ai approchés, c’est l’amour. Non pas "l’amour émotion" dans son sens galvaudé d’aujourd’hui, mais un amour profond, une bienveillance, un sentiment qui a à voir avec la bonté, l’intelligence du cœur. Ma fille, qui avait 4 ans à l’époque, a demandé à celui que nous appelions Swâmiji s’il possédait des pouvoirs miraculeux comme certains yogis. Il lui a répondu : « Infinite love, infinite patience » (« Amour infini, patience infinie »). Aujourd’hui, je réalise à quel point c’était vrai. Donc, c’est cela qui motive : trouver quelqu’un qui vous donne envie de ce qu’il est et non de ce qu’il a.

Vous avez expérimenté cette transformation promise par les enseignements spirituels. De quoi est-elle faite ?

Je dirai d’abord qu’il y a une diminution de l’égocentrisme et que, donc, notre perception du monde, des autres, devient plus vaste. Il y a aussi la disparition progressive de ces émotions qui sont toujours liées à « moi, mes souffrances ; moi, mon bonheur ; moi, ma réussite » ; la neutralisation de toutes sortes de pensées inutiles qui sont des projections, des peurs, des illusions ; et ainsi de plus en plus d’ouverture spontanée et aisée aux autres, de plus en plus de présence au moment présent.

Et cela, même dans les pires circonstances ?

Oui. En juillet 2000, j’ai eu un gros problème, un œdème pulmonaire aigu. Peu à peu, je sentais l’eau monter dans mes poumons comme si j’allais mourir noyé. Les secours n’arrivaient pas. Jusque-là, je ne savais pas si je serais capable de « dire oui à la mort ». Et bien, après toutes ces années d’exercice de l’acceptation, je n’ai pas résisté. J’étais calme, entièrement prêt à cette nouvelle expérience. Ce que nous enseignent les spiritualités, « vivre dans le climat du oui », opérait encore. En cela, je veux témoigner : même si j’ai réalisé tous mes rêves d’enfant, comme celui de réussir, d’avoir du succès, de connaître des gens célèbres, de voyager, l’aventure qui de loin reste la plus importante, celle qui surpasse toutes les autres, c’est cette transformation intérieure.


En quête... au bout du monde

Avant d’être une quête, la vie d’Arnaud Desjardins a d’abord été menée par le goût de l’enquête. Très touché dans ses jeunes années par la lecture des livres de la collection Spiritualités vivantes, qu’avait fondée Jean Herbert aux éditions Albin Michel, ce jeune fils de protestants austères n’avait de cesse de vouloir vérifier si les sages dont parlaient les textes existaient vraiment.

Devenu réalisateur de télévision, il entreprend son premier voyage en Inde en 1959 à bord d’une Peugeot Break. C’est pour lui le début d’une série de rencontres avec des hommes et des femmes remarquables, comme Swâmi Ramdas ou Mâ Anandamayi. En 1965, il rencontre celui qui sera son maître, Swâmi Prajnânpad. En 1968, l’ORTF diffuse ses films (Ashrams, Le Message des Tibétains). Arnaud Desjardins devient célèbre. Pendant quelques années, il se partage entre sa carrière professionnelle, sa vie familiale – il a eu deux enfants avec Denise Desjardins et une aventure médiatisée avec Dalida – et sa quête spirituelle, qui l’amène à faire de fréquents séjours en Asie.

En 1974, son maître l’encourage à ouvrir un ashram. Depuis cette date, Arnaud Desjardins se consacre à la transmission de ce qu’il a appris. A Hauteville, en Ardèche (écrire aux Amis de Hauteville, 07800 Saint-Laurent-du-Pape), il accueille à la fois des personnes en recherche spirituelle et des philosophes ou des représentants de diverses religions, qui souhaitent partager ensemble l’essentiel des spiritualités, dans un profond souci de tolérance et d’ouverture à l’autre.

La puissance du cœur

Extrait de La Voie du cœur (La Table ronde, 1987).

« Naturellement, un bébé sur le sein d’une maman émerveillée se sent aimé. Naturellement, si vous êtes dans les bras d’une femme ou d’un homme qui ne vous a jamais déçu et qui vous redit une fois encore : “Tu es le grand amour de ma vie”, vous vous sentez aimé. Mais l’expérience réelle, dont on ne peut parler, au sujet de laquelle on peut à peine tenter de dire quelque chose, le vrai silence intérieur, la découverte ultime, est un état dans lequel on se sent intensément aimé alors même que nous serions entourés de gens qui ne nous aiment pas, qui nous considèrent comme un ennemi, qui essaient de nous critiquer ou de nous faire du tort. »

A lire

D’Arnaud Desjardins :

Les Chemins de la sagesse
Les premiers textes rédigés entre 1968 et 1972 : Desjardins, disciple, comprend les fondements de la spiritualité hindoue. Un ouvrage essentiel (La Table ronde, 1999).

Pour une vie réussie, un amour réussi
Et si la vie à deux était aussi une voie spirituelle ? (La Table ronde, 1992).

Arnaud Desjardins, l’ami spirituel de Jacques Mousseau (Perrin).
La vie d’Arnaud Desjardins est balisée par une succession de crises intérieures et de voyages au bout de l’Asie. Jacques Mousseau, son biographe, est parvenu à restituer à la fois la profondeur des interrogations et la couleur des paysages, qui devaient marquer à tout jamais cette âme en recherche. Ses heures d’entretiens avec Arnaud Desjardins et ses proches permettent une plongée authentique dans cette vie toujours à contre courant et assoiffée de liberté.


A voir

Parmi les documentaires d’Arnaud Desjardins :

Le Message des Tibétains
Deux parties : le bouddhisme et le tantrisme.

Himalaya, terre de sérénité
Tous ses films sont disponibles en cassette vidéo : Alizé Diffusion, BP3, 07800 Saint-Laurent-du-Pape.

Peur de la mort ou de la vie ?

Extrait de L’Audace de vivre (La Table ronde, 1989).

« “Vous n’avez pas peur de la mort, vous avez peur de la vie.” Un jour, cette réponse s’est imposée à moi : la peur de la mort est d’autant plus grande qu’on n’a pas osé vivre. Si vraiment vous n’avez plus peur de la vie, vous ne pouvez plus avoir peur de la mort parce que vous avez découvert en vous-même ce qu’est vraiment la Vie – non pas votre vie, mais la Vie unique et universelle qui nous anime, avec cette évidence que cette vie est indépendante des naissances et des morts. »






Denise Desjardins : Accepter n’est pas se résigner

“Enfant, j’étais déjà en révolte”, assure Denise Desjardins. Jusqu’à sa rencontre avec le maître indien Swâmi Prajnânpad, qui lui fait comprendre que l’acceptation peut la mener à la sérénité. Une attitude de vie qu’elle évoque dans son nouvel ouvrage, Le Bonheur d’être soi-même.

Isabelle Yhuel

Psychologies : Vous prônez l’acceptation de l’existence. Avez-vous toujours eu ce rapport à la vie ?

Denise Desjardins : Pas du tout ! Enfant, j’étais déjà en révolte, contre le mode de vie bourgeois de ma famille, contre ses rituels religieux que je trouvais vides de sens et contre ma mère, femme au foyer, qui représentait tout ce que je voulais fuir. Bien plus tard, quand j’ai commencé à travailler avec Swâmi Prajnânpad, à chaque fois que je lui faisais part de mes difficultés, il me répondait : « Acceptez, acceptez. » C’était le mot que je ne supportais pas. Un jour, je lui ai déclaré : « L’acceptation, c’est de la faiblesse, de l’abdication, de la molle résignation, une démission, une défaite. Et surtout, cela empêche toute évolution. Alors arrêtez de me dire d’accepter, je ne le pourrai jamais ! »

Il m’a alors expliqué qu’accepter me permettrait de cesser d’être en conflit avec le monde et avec moi-même, et que mes attitudes de refus ne me conduisaient ni à la sérénité ni au bonheur. Il a ajouté que l’acceptation bien comprise pouvait être tout à fait dynamique.

Selon lui, et pour vous aujourd’hui, acceptation ne rime pas avec résignation ?

Absolument pas. Quand on se résigne, on pense : « Je suis obligé de supporter cette situation, mais elle me rend malheureux. » Derrière la résignation, il y a un « non » intérieur camouflé, une façon de se positionner en victime. Alors qu’accepter c’est consentir sereinement à un état de choses contre lequel on ne peut rien. Il s’agit de dire « oui » à ce qui ne peut être changé parce que cela fait partie du jeu de l’existence, qu’on le nomme destin ou karma ; et, dans un second temps, de changer ce qui peut l’être.


Comment peut-on accepter des événements qui nous blessent ou nous font horreur ?

Mais pourquoi faudrait-il appréhender la réalité en termes de « j’aime » ou « je n’aime pas » ? S’abandonner à nos pulsions très fortes nous empêche d’avoir un contact direct avec le réel. Si vous dites : ce jardin est moins beau que celui de ma grand-mère lorsque j’étais enfant, vous plaquez sur la réalité le souvenir d’un jardin dans lequel vous étiez heureux et cela vous empêche de voir le jardin actuel. C’est comme si, à notre insu, on voyait double, à la fois le jardin de la grand-mère et le jardin actuel. Cette dualité nous rend malheureux. L’acceptation est l’occasion de la faire disparaître.

Mais certaines émotions nous submergent, et il nous paraît impossible de les dominer…

D’abord, il ne faut pas réprimer ses émotions. Puisque ce que l’on refoule nous entrave encore plus. La conscience est envahie par la peur, le chagrin ou la jalousie… Nous devons pleurer si l’on est triste, crier si l’on est en colère. L’important est de ne pas étouffer nos émotions par honte. Et de ne pas les juger. Il ne s’agit pas non plus de s’y abandonner avec complaisance mais d’y adhérer, afin de supprimer l’opposition intérieure entre nous et elles. Si l’on parvient à ne faire qu’un avec elles, nous trouvons l’unité, c’est-à-dire le meilleur moyen pour enrayer ces pulsions qui nous gouvernent.

La volonté suffit-elle pour transformer nos réactions profondes ?

Non. Lorsqu’on retrouve une certaine tranquillité, il faut tenter de comprendre pourquoi telle émotion est apparue. Et, si l’on s’observe bien, on se rend vite compte qu’on est toujours envahi par les mêmes émotions. Parce que, quels que soient les moments où elles surgissent, elles viennent toujours du passé, de l’enfance. Comment en guérir ? En tentant, à chaque fois que la peur, la colère ou le chagrin montent en nous, de faire la connexion entre le présent et le passé. En nous rappelant que l’enfant que nous étions est en train de nous envahir. Il s’agit d’abandonner les couches superposées de frustrations qui nous constituent et resurgissent au moindre revers de la vie, de nous dépouiller de nos attitudes intérieures pour faire parler l’enfant en nous. Cette démarche requiert d’être dans un perpétuel qui-vive par rapport à soi. Une aide thérapeutique peut être nécessaire pour y parvenir.

Il est difficile d’accepter que quelqu’un vous insulte et de penser que cela nous est profitable…

Ce n’est pas difficile à partir du moment où l’on parvient à se dire que cette personne nous permet par ce biais d’exercer notre indulgence. Il s’agit d’apprendre à se servir de toutes les situations. Et de se souvenir que nous avons le choix entre céder à nos réactions habituelles et faire preuve d’une étincelle d’attention qui nous permettra de changer profondément. C’est un jeu sans compromis entre éveil et inertie. Les philosophes grecs partaient du constat que l’homme est malheureux parce qu’il est esclave de ses désirs et de ses passions. Epictète n’affirmait-il pas : « Ne demande pas que les événements arrivent comme tu le veux, mais contente-toi de les vouloir comme ils arrivent, alors tu couleras une vie heureuse. »

Mais qu’est-ce qu’une vie heureuse ?

A l’intérieur de chacun d’entre nous existe une zone que les remous de surface ne peuvent toucher. Le but de l’existence est d’atteindre cette paix intérieure. Ce détachement est tout sauf de l’indifférence, car il permet une empathie avec l’autre. Nous accédons à cet état en écoutant une musique qui nous transporte ou en observant un tableau qui nous ravit : le mental disparaît et nous ne faisons qu’un avec ce tableau ou cette musique. Il existe un bonheur à sentir qui ne fluctue plus au gré des événements, mais qu’on vit chaque instant en toute conscience jusqu’à cet infini qui nous appelle.

LE LYING :
Se libérer de son passé

Le lying (1) est une technique d’introspection mise au point par le maître indien Swâmi Prajnânpad, à laquelle se consacre Denise Desjardins. Il se situe à mi-chemin entre la tradition indienne, qui préconise l’étude des samskâra, c’est-à-dire des impressions liées au passé, pour s’en libérer, et la psychanalyse moderne. Dans le lying (de l’anglais « to lye », être étendu), le pratiquant est allongé dans la pénombre. Un dialogue serré de questions-réponses se noue entre lui et le praticien. Cette technique a pour objectif la prise de conscience de la servitude vis-à-vis de ses émotions enfantines afin de s’en libérer. Grâce à une détente du corps, de l’esprit et du cœur, on trouve une plénitude inconnue.

1- “Le Lying. Passerelle au cœur de soi” (la Table ronde, 2001).


A LIRE :

•“Le Bonheur d’être soi-même” de Denise Desjardins.
Se chercher, se (re)trouver dans sa vérité simple, c’est cet aspect universel de la spiritualité que développe l’auteur dans son nouvel ouvrage (La Table ronde, 2003).






Agnès Jaoui : « Accepter l'autre, c'est le travail de toute une vie »

Agnès Jaoui n’aime pas beaucoup se dévoiler, mais comme nous n’affectionnons pas les questions dérangeantes ni les thèmes racoleurs, nous allons nous entendre. Elle accepte mon admiration simplement et joue très vite le jeu de l’interview en confiance. Nous parlons de son goût des autres, d’amour et de beauté, de colère et de larmes. Portrait d’une belle intransigeante.

Hélène Mathieu

Psychologies : Dans “Comme une image”, vous décodez les comportements comme si la psy était votre grille de lecture. Vous en êtes imprégnée ?

Agnès Jaoui : Totalement. La psy est en effet ma grille de lecture. Ma mère est thérapeute, j’ai fait une thérapie et j’en refais une actuellement, et indépendamment de ce que ça apporte personnellement, je pense que c’est la meilleure école de scénario possible. Souvent on me dit : « J’aime vos films parce qu’ils sont sur les rapports humains », et je pense en moi-même : « Mais c’est quoi, un film qui n’est pas sur les rapports humains ? » Dans la mesure où il y a des humains et où il y a des rapports, il y a des rapports humains, non ? [Elle rit.] Comment faire autrement ?

Mais vous les décortiquez, ces rapports. Ils ne servent pas l’intrigue, ils sont l’intrigue.

Oui, parce que je trouve que dans le moindre échange entre deux personnes, il y a un film, il y a la vie, il y a le sel de la vie. J’aime décortiquer ça. Je vis en regardant les autres, en écoutant. C’est une source de joie. Je me dis souvent : « Si je meurs, j’adorerais que l’on continue à me raconter ce qui se passe, ce qui est arrivé à machin et à truc. » J’ai envie de connaître la suite de toutes les histoires en cours entre les gens





Vous prenez des notes pour nourrir vos scénarios ?

J’écris sans arrêt, depuis l’âge de 11 ans. A partir du moment où j’ai eu une conscience, j’ai écrit. En fait, après avoir lu le “Journal d’Anne Frank”. Je me suis identifiée complètement à elle, et la juxtaposition de sa mort si brutale et de cette vie totale qui se poursuivait par son journal – parce qu’il n’y a rien de plus vivant qu’un journal – a fait que je me suis mise à écrire direct. Pour moi, si les choses ne restent pas quelque part, elles n’ont pas existé. J’ai besoin de m’en souvenir et besoin de me rassurer : « Voilà, c’est écrit. » Je me souviens d’une colo atroce en Angleterre où je m’ennuyais tellement que j’avais écrit des aphorismes. En rentrant, je les avais lus à mes parents et mon père avait dit : « De l’ennui naît la créativité. » Je trouve que les parents d’aujourd’hui s’efforcent de devenir des Club Med à eux tout seuls de peur que leurs enfants s’ennuient. Foutez-leur la paix, laissez-les s’ennuyer !

Votre père vous a inspirée pour le film ?

Il y a des points communs parce que c’est une personnalité très forte, mais le malheureux, non, n’est pas le personnage autoritaire du film. Il était très impliqué dans notre éducation, ce qui était rare pour l’époque. C’est un homme curieux de tout, que j’ai toujours vu se levant à 6 heures du matin, mais allant quand même au théâtre le soir et nous y emmenant beaucoup. On voyageait et on allait voir tous les musées du monde. Une fois, devant un tableau, j’ai fait la moue en disant : « Ouais, je pourrais le faire », et il m’a répondu : « Eh bien fais-le. » Depuis, j’essaye de faire.



Jean-Pierre Bacri joue un personnage qui terrorise les autres. On sent que les colères des hommes vous ont intéressée.

C’est vrai. J’ai mis longtemps à comprendre que les hommes, comme ils n’ont pas le droit de pleurer, s’expriment par la colère quand ils sont tristes. Et du coup, dans le couple, on voit son mec devenir fou de rage, agressif et on ne comprend rien. Les filles, c’est un peu le contraire. Bien souvent, on voudrait juste dire : « Je ne suis pas d’accord, tu n’as pas le droit de me faire ça », et on se met à pleurer. Parce qu’exprimer la colère, ce n’est pas bien pour une petite fille. Il ne faut pas parler fort, il faut être jolie. Et on sait que l’on obtient beaucoup de choses en pleurant. Même quand on ne le veut pas. Moi, il m’est déjà arrivé face à un metteur en scène ou une autorité quelconque de sentir les larmes monter et de tenir en me disant : « Non, je ne veux pas de ces larmes. »

Vous donnez l’impression, contrairement à beaucoup de femmes, de très bien savoir dire non. On vous a vue en colère à la cérémonie des césars dire non de façon très claire au ministre de la Culture à propos des intermittents. Vous n’avez pas eu peur ?

Vous avez raison, j’étais en colère, mais je n’avais pas peur, parce que ce que je faisais me semblait juste dans cette situation-là. Alors, j’y suis allée, mais sans avoir besoin de courage puisque je ne pouvais pas faire autrement. C’est vrai, je suis capable de dire non. C’est une force, mais ça se construit. L’analyse aide, et aussi le contact avec des gens comme mon père, comme ma mère, comme Jean-Pierre [Bacri, ndlr], qui sont des êtres libres. Nos convictions, c’est tout ce que l’on a, on est fait de ça, c’est notre colonne vertébrale. Mais tenir cette position en étant une femme, c’est compliqué. Je me suis vite rendu compte dans les conversations avec les garçons que si je n’étais pas d’accord avec eux et que je l’exprimais, le désir de certains s’anéantissait. Comme ça, pfft ! Et je voyais bien que d’autres filles qui ne prenaient pas ce créneau maintenaient ce désir intact. Mais je ne suis jamais arrivée à baisser les yeux et à glousser. Dans “Le Rôle de ma vie”, j’ai fait une expérience intéressante en étant blonde. J’avais déjà remarqué que les cheveux lâchés, ça marche ; les seins, ça marche toujours ; mais alors blonde, ça dépasse tout. Comme quoi, c’est facile de séduire. En tout cas, pour un certain type de regard. Après, pour trouver l’homme de sa vie, c’est autre chose !

Vous avez quand même pu trouver des hommes qui acceptaient que vous ne soyez pas toujours d’accord et que vous ne soyez pas blonde !

Oui, et il y en a quand même beaucoup. Mais, à un moment, on peut douter. On se dit : « Hou ! là ! là ! je vais être seule au monde », et puis non, il y en a quelques-uns. [Elle rit.] Et puis d’autres, qui paraissent très intelligents, très mûrs, ne peuvent pas avoir une relation égale avec une femme. Même pas égale, une relation qui les remette en question. Ils ont besoin d’être entre mecs, avec quelque chose avec des seins et des fesses pour les aimer. Je comprends, c’est moins fatigant.





Faire une retraite spirituelle chez soi

S’aménager une pause « hors du monde » n’est pas réservé aux moines ou aux croyants. Nous pouvons tous, sans sortir de notre cadre de vie, nous retirer pour mieux nous relier. À notre dimension intérieure, mais aussi aux autres.

Flavia Mazelin-Salvi

Sommaire

Se retrouver

Se retirer de l’agitation du monde, seul, chez soi, pour quelques heures ou quelques jours : la retraite spirituelle n’est pas une nouvelle façon de pratiquer l’art du cocooning régressif, mais bien une occasion de se relier à la dimension spirituelle de notre être. Cette part de nous si souvent négligée dans nos quotidiens chahutés, qui se manifeste parfois en présence du sacré ou du beau et nous donne l’impression d’être pleinement vivant. La retraite spirituelle est un outil – parmi d’autres – pour en faire l’expérience consciente. « Chez soi ou dans une communauté, la retraite est une respiration du corps et de l’esprit qui nous permet d’aller vers un horizon qui nous dépasse, vers un vide et un silence habités par autre chose que le faire ou l’avoir, explique Patrice Gourrier, prêtre et psychologue conscient, auteur avec Jérôme Desbouchages de 40 Jours avec Maurice Zundel et les Pères du désert (Presses de la Renaissance, 2009).

Alain Gamichon, psychologue et psychothérapeute, souligne l’intérêt de la gratuité de cette démarche : « Faire une retraite spirituelle est un acte que l’on pose par rapport à soi-même et dont les résultats ne sont pas immédiatement visibles. Il se peut même que le ressenti sur le moment soit inconfortable, physiquement et psychiquement. Le silence, l’acte conscient, la lecture d’un texte spirituel, une nourriture frugale..., tout cela constitue une véritable ascèse pour nous qui sommes habitués aux gratifications immédiates et dopés aux performances sociales ! » Et c’est justement parce que nous subissons tous les mêmes contraintes et courons derrière les mêmes leurres que cette retraite n’est pas réservée aux seuls croyants. Même si ces derniers peuvent évidemment trouver, dans cette pratique « hors cadre », une occasion de vivre pleinement leur foi.

Se préparer

Une journée type

Établir un programme est le préalable indispensable à une vraie retraite. Nous avons respecté ici les séquences communes aux différentes traditions spirituelles. Les temps de lecture ou de méditation durent, pour les débutants, entre un quart d’heure et une demi-heure. Chaque activité est précédée par une pause de respiration consciente.

• Lever (7 heures), étirements, respiration, ablutions.

• Petit déjeuner (7 h 30), puis marche, lecture, étirements ou marche, méditation ou prière,
activités domestiques (rangement, ménage, couture, cuisine), lecture.
• Déjeuner (12 ou 13 heures), puis marche, contemplation (une image, un bouquet de fleurs…), lecture, méditation ou prière, étirements.
• Pause thé (16 heures), puis marche, lecture, activités domestiques, méditation ou prière,
étirements.
• Dîner (20 heures).

Une retraite nécessite un état d’esprit particulier. « Il faut avant tout avoir le profond désir de vivre quelque chose de différent, de s’aménager un temps d’arrêt qui ne soit pas un “cesser de faire”, précise Patrice Gourrier, mais un “faire autrement”, en partant de l’intérieur de soi, le contraire de ce que la majorité d’entre nous vit tous les jours. » C’est pour cela que cette pause exige une rupture nette avec nos gestes, nos pensées et nos réflexes habituels. Ni téléphone, ni visite, ni radio, ni télévision, ni personne d’autre chez soi, mais un silence choisi, pour entrer symboliquement dans un nouvel espace-temps. Pour être féconds, ce silence et cette solitude doivent être encadrés. À la manière de la journée monastique, scandée par les temps d’activité et les temps de méditation ou de prière.

« Il est essentiel de s’impliquer totalement dans ce projet, de se donner les moyens de faire de la place pour laisser advenir l’inconnu de soi, cette dimension de son être que nous ne soupçonnions peut-être même pas », affirme Alain Gamichon. Choisir ses vêtements (très confortables), sélectionner des citations, des poèmes ou des textes spirituels, disposer des bougies, de l’encens, composer un petit autel ou s’aménager un lieu de méditation… Chacun de ces actes, qui modifie imperceptiblement notre état d’esprit, nous prépare à entrer, en conscience, dans un univers différent.

Apprendre à s’arrêter

Nous sommes peu habitués à expérimenter cette suspension de la pensée et de l’action ordinaires. Aussi, ne nous étonnons pas si des sentiments d’impatience, d’agacement ou d’ennui surviennent. Contentons-nous de les remarquer, de les accueillir et de les laisser se dissiper. La difficulté fait partie du voyage : il s’agit d’une ascèse et non d’un week-end «bulle » !

Respirer

« Tout commence par la respiration, constate Patrice Gourrier. C’est la meilleure façon d’apprivoiser ce que j’appelle le “temps d’arrêt du corps”. Un exercice très simple consiste à inspirer en pensant “J’inspire la vie” et à expirer en pensant “Je souffle ce qui m’oppresse”. » C’est aussi ce que Thich Nhat Hanh, maître zen vietnamien, appelle la « pleine conscience de la respiration » dans La Respiration essentielle, notre rendez-vous avec la vie (Albin Michel, “Spiritualités vivantes”, 2003).. En position assise, le dos doit être droit, les épaules baissées, la mâchoire détendue et le ventre souple. Les yeux sont fermés pour favoriser la conscience corporelle. Les taoïstes préconisent des séries de trois respirations profondes et amples qui amènent une contraction du bas-ventre à l’inspiration et son relâchement à l’expiration. La respiration consciente Établir un programme est le préalable indispensable à une vraie retraite. Nous avons respecté ici les séquences communes aux différentes traditions spirituelles. Les temps de lecture ou de méditation durent, pour les débutants, entre un quart d’heure et une demi-heure. Chaque activité est précédée par une pause de respiration consciente. Une journée type et profonde (elle ne doit jamais être forcée) est recommandée pour faire le calme en soi, avant et après chaque activité du corps ou de l’esprit.

Lire

Une fois le corps apaisé et l’esprit calmé, nous pouvons goûter à des nourritures plus denses, comme la lecture de textes spirituels ou poétiques. « Je conseillerais un seul texte court dans la même journée (psaume, sourate, koan, poème ou sutra…) pour éviter de se disperser ou de trop solliciter le mental », poursuit Alain Gamichon. Le thérapeute préconise de lire et relire ces phrases, d’y revenir plusieurs fois. « Il s’agit de “mâcher” les mots et de les laisser cheminer en soi… Leur sens, leur musicalité, leur poésie, leur résonance vont évoluer au fil des heures et soulever en nous des questions, des émotions, ouvrir ou fermer des portes. » La lecture peut être faite à voix haute ou en silence. L’important est de bien ressentir le poids et la tonalité de chaque mot, puis de l’ensemble du texte.

Méditer

Cette pratique, dont le moine bouddhiste Matthieu Ricard dit dans L’Art de la méditation (NiL, 2008) qu’elle consiste à « se transformer soi-même pour mieux transformer le monde », continue à intimider ou à rebuter. Elle est pourtant d’une simplicité enfantine. Il est essentiel de commencer par choisir la plus simple des positions : assis sur une chaise, le dos droit, le menton légèrement rentré, les mains posées, paumes vers le haut, sur les cuisses, les pieds parallèles, bien à plat, distants de trois poings l’un de l’autre. Pendant une vingtaine de minutes, les yeux mi-clos, il s’agit de respirer amplement mais sans forcer par le nez, de laisser ses pensées traverser son esprit sans tenter de les chasser ni de les retenir. Nous pouvons également méditer à partir d’un thème spirituel. Matthieu Ricard en propose plusieurs, dont l’« impermanence » : « Pensons à la succession des saisons, des mois et des jours, de chaque instant, et aux changements qui affectent chaque aspect de la vie des êtres… »

Pour les personnes croyantes, la retraite spirituelle offre aussi l’occasion de renouer avec la forme la plus intime de la spiritualité : la prière. « Chacun, avec ses mots, peut demander de l’aide, dire sa peur, sa colère, ses doutes, formuler sa gratitude, précise Patrice Gourrier. Nous pouvons tous ouvrir cet espace en nous pour entamer ce dialogue, nous alléger et trouver de nouvelles forces. » Il arrive d’ailleurs souvent que les prières de l’enfance resurgissent, nimbées d’une émotion, d’une saveur et d’une profondeur insoupçonnées.


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Agir en pleine conscience

Au temps de la contemplation succède le temps de l’action. Revenir dans le mouvement nous ramène à notre dimension matérielle, incarnée, et nous rappelle que celle-ci est aussi importante que notre part spirituelle. L’unité du corps et de l’esprit ne peut se faire qu’en expérimentant en conscience les deux dimensions de notre être.

Marcher

Après chaque séance de méditation, la marche donne un coup de fouet à l’énergie vitale, qu’elle fait circuler dans tout le corps. Cet exercice est silencieux, lent et conscient. Faire quelques pas dans son appartement ou sortir dans son jardin (mieux vaut éviter la rue pour ne pas être distrait). Avant chaque marche, il est bon de procéder à une série de trois respirations nasales, profondes et amples. Pieds nus de préférence, amorcer le mouvement du pied sur l’inspiration et le poser sur l’expiration, tandis que les épaules restent basses et le dos droit. L’exercice se poursuit sur ce même rythme : inspiration (je lève le pied) et expiration (je pose le pied).

Travailler

La vie monastique associe contemplation et travail. Ranger, nettoyer, cuisiner…, ces actes devenus automatiques, lorsqu’ils sont faits lentement et en habitant ses sensations, sont une manière de célébrer la vie, Dieu ou l’univers. « Se connecter à ses sens remet le corps au centre, c’est une façon de le sortir de sa stricte fonctionnalité et d’en faire un outil d’éveil », analyse Alain Gamichon. Ranger peut clarifier l’esprit, balayer peut apaiser les émotions… Dans certaines communautés, les tâches les plus ingrates ou les plus dures sont effectuées en offrande. Pourquoi ne pas faire de cette pile de papiers en désordre son Himalaya personnel ?

Manger

« Quand vous faites la cuisine, ne regardez pas les choses ordinaires d’un regard ordinaire, avec des sentiments et des pensées ordinaires », écrit le maître spirituel japonais Dôgen dans Instructions au cuisinier zen (Le Promeneur, 1994).. Il est conseillé de prévoir des repas simples, légers, végétariens de préférence. L’exercice consiste ensuite à prêter attention à la texture, la couleur, l’odeur des aliments que nous manipulons. Garder à l’esprit qu’un simple bol de soupe préparé avec attention, humé et dégusté est une célébration de la vie. Manger lentement, en silence, en ressentant de la gratitude pour ce que nous mâchons et avalons, de la compassion pour tous ceux qui sont dans le manque. Ce ressenti a valeur de partage, il renforce notre sentiment d’appartenance à la communauté des hommes, dès lors que nous nous y attardons et que nous nous efforçons de l’éprouver profondément.

Revenir dans le monde

A lire

À la recherche de la sérénité d’Anne Ducrocq. L’auteure a effectué une retraite dans chaque « famille » de lieux – communautés chrétienne, bouddhiste, zen ou « à la croisée des spiritualités » – et en rend compte d’une manière vivante et personnelle (Albin Michel, à paraître le 19 mai).

Petite retraite à la maison d’Alain Quilici Dominicain, l’auteur propose quelques pistes pour apprendre à cultiver sa spiritualité pendant sept jours, chez soi, au fil de méditations et de prières (Presses de la Renaissance, 2009).

La retraite s’achève. Que nous soyons impatient de retrouver notre rythme ou désireux de prolonger l’expérience, il n’y a pas de règle : il importe d’agir selon notre désir et notre besoin. Autre possibilité : tenter de poursuivre l’expérience avec un groupe d’amis, en couple ou en famille. L’essentiel est de goûter à une autre qualité d’être. À une façon différente d’entrer en relation avec soi et avec les autres. Car la retraite spirituelle est tout sauf un repli sur soi.

Juillet 2009



















Retraite bouddhiste : trois ans, trois mois, trois jours avec soi

En Auvergne, en juin dernier, une centaine d’hommes et de femmes, laïcs ou religieux, sont sortis de leur grande retraite bouddhiste. Emouvant retour au monde, après 1 190 jours de méditation.

Anne Ducrocq

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Ce mercredi matin, les portes des ermitages s’ouvrent. Enfin. Cheveux ras, longues robes monastiques carmin, ils apparaissent, sortant un à un, en procession, concentrés. Il faudra attendre que s’achève la cérémonie recueillie au stûpa (monument sacré) puis au temple pour que les bras s’ouvrent, pour que s’échangent les premiers mots. Ces dernières minutes sont les plus longues…

« Ce moment a été comme un point d’orgue, confie Jean-Guy, 38 ans, ingénieur naval. Moi qui ai fait beaucoup de voile, j’ai vécu cette sortie comme une rentrée au port avant de reprendre le large. Je ne cherchais pas à détailler les visages, à reconnaître qui que ce soit. Je mettais juste tout mon bonheur dans mes yeux, pour le partager. » Pourtant, la grande retraite du bouddhisme est une expérience sans concession.

Plonger de l’intérieur vers l’extérieur

Pour l’heure, l’émotion est forte. Une amie s’excuse de n’avoir pas écrit : « Le temps a passé si vite. » Un photographe est là à titre privé : son ex-compagne sort de sa seconde retraite consécutive. Telle mère tire sans relâche les poils sur le bras de son fils, après tout ces mois sans pouvoir le toucher. Telle autre, qui n’a pas approuvé le choix du sien, concède « qu’il n’a pas trop maigri »…

Les pères, eux, sont très souvent gênés et ne savent pas trop comment reprendre contact. L’un s’émerveille des roseaux du jardin ; un autre, cynique, dit à son fils : « Pendant ce temps-là, je me suis occupé de faire fructifier ton argent. » Une phrase que le sociologue Stéphane Potier ne juge pas anodine : « Les parents ne comprennent pas que leurs enfants n’assument pas leur vie financière. Pour payer les 335 € mensuels nécessaires au financement de la retraite, la plupart font appel à des donateurs. Pour la famille, entrer en retraite ne peut mener nulle part professionnellement parlant. Ce n’est pas une carrière. » Stéphane n’est pas là en simple observateur… puisqu’il souhaite participer à la prochaine, en 2005.

Un enfant de 11 ans, serré comme un koala contre sa mère, reste totalement insensible à l’agitation extérieure. Sophie, 35 ans, vient de sortir. Tous les mois, son fils lui a envoyé une photocopie de ses bulletins scolaires et, pendant ces trois années, c’est son mari qui s’est occupé de lui. « Prendre la décision de partir en retraite a été extrêmement difficile pour ma femme, parce que cela engageait un enfant, confie cet époux. Mais nous avions passé un contrat très clair : quoi qu’il advienne, Sophie revenait à la fin de la retraite, et devait l’interrompre si notre fils rencontrait des difficultés. Pour ma part, j’ai fait vœu de chasteté, afin de garantir à ma femme et à mon fils la solidité de notre cellule familiale. » Dès demain, Sophie reprendra son travail de traductrice à l’association humanitaire Planète enfants.

Introspection et travail en groupe

Avant que les portes ne se ferment pour 1 190 jours, tous ces retraitants avaient fait, au minimum, cinq vœux : ne pas tuer, ne pas voler, ne pas mentir, ne pas prendre d’intoxicant et être chaste. Un programme qui exerce la vigilance. Chaque pas compte, car, ici, les journées sont longues et riches.

Les pratiques débutent à 4 h 30 et s’achèvent à 23 heures. Discipline et recueillement sont primordiaux. Jean-Guy en a fait l’expérience. « Le grand pas a été, pour moi, de tout quitter pour arriver ici. Je vivais à La Rochelle, mon travail me passionnait, j’avais beaucoup d’amis et j’étais hyperactif. J’ai d’abord, comme mon grand-père, voulu trouver la spiritualité au sein de mon couple. Mais ce cocon cachait mes peurs. Mon amour n’était pas libre ni gratuit. Peu de temps après avoir quitté mon amie, j’ai rencontré lama Guendune, et j’ai su que c’était fini pour moi. Pour mon petit moi… L’idée de la retraite s’est vite imposée. J’ai évidemment eu beaucoup de mal pour m’asseoir et méditer ! J’ai traversé une grosse crise dans la pratique des cent onze mille cent onze prosternations. Cela a fait remonter mon orgueil et je me suis vu prendre mes valises. En fait, je me regardais le nombril. J’entre en seconde retraite pour affermir ce que j’ai découvert. Ma vocation, c’est les autres. »

Les retraitants sont logés dans des ermitages non mixtes (les hommes ont élu domicile aux quatre ermitages du monastère du Bost, dans le Puy-de-Dôme ; les femmes, dans ceux de Laussedat, à deux kilomètres.) composés de petites chambres individuelles, d’un temple, d’une salle de yoga, d’une cuisine, d’un réfectoire et d’un jardin pour la détente. Le cœur du travail s’effectue dans la solitude de la cellule où chacun pratique, assis en tailleur, la méditation de façon intensive : douze heures chaque jour, par session de trois heures, dans une caisse en bois des moins confortables, pudiquement appelée « siège de méditation », qui évite aux énergies de se disperser.

Les premières semaines, chacun s’adonne aux trois mille prosternations quotidiennes jusqu’à atteindre les fameuses cent onze mille cent onze grandes prosternations à l’issue du séjour. La paix s’installe peu à peu, au rythme des exercices et de l’approfondissement intérieur.

On croit, à tort, que toutes les retraites sont silencieuses. Or, chez les bouddhistes, le travail en solitaire alterne avec le travail de groupe, appelé "méditation dans l’action". L’objectif est de développer une attitude spirituelle dans la vie quotidienne. « Notre stabilité intérieure doit se frotter à la réalité. Nous vérifions la profondeur de notre travail au contact des autres », reconnaît lama Tsultrim, l’une des rares femmes occidentales devenues lama.


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Attention, ego

Au début du séjour, chacun adopte un rôle supposé idéal : calme, généreux, ouvert. Très vite, la vie fait tout exploser et le travail commence vraiment. « Le groupe nous renvoie à nous-même, comme un miroir : on ne pratique pas la patience tout seul ! » ajoute un moine. La première année, la vie de groupe demande à être stabilisée. Ceux qui décident de partir le font d’ailleurs à ce moment particulièrement difficile : douze heures de face-à-face avec soi sont trop violentes pour certains. Les réglages se font au fur et à mesure.

« Nous avons l’habitude de mettre la pancarte “défense d’entrer” autour de notre ego. Celui-ci est un jardin qui ressemble à un quartier de haute sécurité. En retraite, nous découvrons que nous pouvons ouvrir les grilles du jardin pour sortir et vivre en dehors de notre ego, se réjouit lama Puntso. Nous découvrons l’espace. Et plus nous méditons, plus nous nous sentons à l’étroit dans ce jardin qui limite l’esprit. »

Lama Tsultrim a fait ce chemin. « J’ai fait partie du premier groupe de retraite en 1985. J’ai beaucoup aimé la méditation et je ne voulais plus faire que cela. Je ne voulais plus sortir ! J’ai donc fait une seconde retraite dans la foulée et, à ma sortie, lama Guendune m’a désigné, avec une autre retraitante, comme lama. Nous ne nous sentions pas à la hauteur. Devant notre manque d’enthousiasme, il a donné un ordre : “Elles doivent.” Je comprends aujourd’hui son insistance. Le but de la méditation n’est pas de s’enfermer là où l’on se sent bien. Son ordre a fait exploser ma bulle de confort. Aujourd’hui, je médite dans l’action et je parcours la France pour enseigner la voie du Bouddha. »
Si le projet est tentant, le voyage n’est pas sans risque. Lors d’une retraite spirituelle, on découvre la totalité de l’iceberg, sans compromis. L’un va découvrir qu’il est avide et rongé de désir, l’autre qu’il est colérique et intolérant. Le but de la retraite n’est pas de soigner ses bobos, mais bien d’approfondir sa vérité intérieure. Alors, lentement, chacun s’applique, non pas à changer, mais à devenir complètement lui-même. « Il ne faut pas croire que tout cela soit extraordinaire. Pendant trois ans, nous continuons à vivre ! Finalement, tout cela me paraît même plus naturel que d’être enfermé dans un pensionnat pendant des années ou au service militaire », conclut lama Yeshe dans un sourire.

Qui sont ces retraitants ?

Moyenne d’âge : 35,5 ans pour ceux effectuant leur première retraite, 40,5 ans pour ceux effectuant leur seconde.

Sur les 100 personnes sorties le 6 juin dernier, 68 effectuaient leur première retraite.

Parmi elles, 35 ont déjà décidé d’en effectuer une seconde. Parmi les 33 autres, un tiers suivra la voie monastique (choix de la majorité de ceux qui ont vécu deux retraites) ; un tiers soutiendra l’activité de la congrégation par des activités laïques ; un tiers retournera à la vie laïque (humanitaire, médical, enseignement, etc.).

Il y avait 42 % d’étrangers, de dix nationalités différentes (une majorité d’Allemands, puis des Autrichiens, des Suisses, des Espagnols).

Il est rare d’effectuer plus de deux retraites de trois ans. Ceux qui poursuivent s’engagent pour neuf ans : une vocation.

Aujourd’hui, huit hommes et cinq femmes sont en retraite à vie ou pour au moins douze années consécutives.

Leur guide

Le guide spirituel

Lama Yeshe est « lama racine ». Il encadre les hommes pendant leur retraite. Conseiller de méditation, il est « le guide de haute montagne en qui la confiance est absolue ».

Quel est votre rôle ?
Nous aidons les retraitants à grandir spirituellement. Nous nous voyons tous les jours d’une façon non codifiée, notamment aux repas. Compte tenu de l’intensité de ce qui se vit – le miroir du groupe et les détachements parfois déchirants – c’est une relation à long terme qui se tisse, au sens d’une amitié qui ne se dément pas.

Quitte-t-on librement une retraite ?
La discipline est ici plus intérieure qu’extérieure. De fait, toutes les décisions se prennent à deux. Les personnes qui craquent sont rares. Nous nous assurons en amont de leur équilibre psychologique. Il peut se poser des problèmes de santé – nous avons des médecins et, si cela est sérieux, le retraitant est hospitalisé, ce qui n’est pas le cas au Tibet – ou d’ordre familial, comme un décès. Dans ce cas-là, cela ne justifie pas une sortie. Les retraitants le savent en entrant, et ceux qui ont des parents âgés anticipent ce risque ou repoussent leur venue.

Auroville, 40 ans après

1968, près de Pondichéry. Une poignée d’Occidentaux fait le pari de vivre sans nationalité, sans politique, sans religion et sans argent, et de donner naissance à une nouvelle humanité. Quarante ans après, nous avons visité Auroville. Et vu comment le rêve s’était accommodé de la réalité.

Laurence Lemoine

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Peu de lieux prennent au dépourvu comme celui-là. La première fois, Auroville n’est qu’un rideau d’arbres sur lequel chacun projette ses rêves et ses peurs. Sur le blog de Marie, qui vit là-bas depuis un an, je trouve à mon retour ce que j’ai ressenti sans l’avoir formulé. « Comment découvrir en visiteur un lieu qui n’est pas à visiter ? Comment espérer dénicher l’intérieur quand c’est l’extérieur qui se montre à vous ? » Allez voir son très joli blog (lechemindemarie.canalblog.com ), il montre aux sens ce que la raison peine à transmettre. J’ai passé une semaine à Auroville. Trop peu pour comprendre « l’aventure de la conscience » qui unit les Auroviliens. Assez pour ressentir que le touriste, ici, est souvent pris de haut par une communauté qui n’échappe pourtant pas aux travers du vieux monde. Assez, malgré tout, pour être chatouillée dans ma soif de nature, de liberté et d’invention. Et sentir que je garderais, comme un souvenir fécond, une part d’Auroville au fond de moi.

Tous Aurovilliens

Pondichéry, un soir de janvier. Une table réputée est devenue le QG des expatriés, le Satsanga. J’y fais la connaissance du patron, Pierre, un Aurovillien de la première heure. Ce qu’il éveille en moi - la sympathie immédiate que l’on éprouve pour ceux qui parlent avec le cœur, mais aussi une perplexité devant le contraste entre les idéaux d’Auroville et son mode de vie (sans argent ? un restaurant ?) - se reproduira les jours suivants avec la plupart des Aurovilliens que je rencontrerai. Pierre raconte comment en 1968, le Manuel du vagabondage ascétique en poche, il est arrivé ici à la recherche d’une autre manière de vivre. Il dit « tu arrives là parce que tu es amené ». Je lui parle de mon travail. Il me suggère, pour mon papier, de parler de la « variété des êtres ». « Il ne faut pas croire qu’Auroville soit un truc très collectif, précise-t-il. Les gens ne vivent pas ensemble, mais ils sont tous venus pour Auroville». Et il ajoute : « Autant d’Aurovilles que d’Aurovilliens ».

La ville invisible

Le lendemain, notre rickshaw se fraye un chemin entre les vaches, les camions surchargés, et les saris qui s’envolent à l’arrière des mobylettes. Je vais découvrir Auroville, la cité de l’aurore. Je m’attends à voir se matérialiser le « plan en galaxie » de l’architecte français Roger Anger dont j’avais vu la maquette futuriste sur Internet, une ville en spirale conçue pour accueillir 50 000 habitants. Contre toute attente, nous nous enfonçons dans la forêt. A la place de la ville utopique ont poussé une profusion d’espèces tropicales, quelques huttes au toit de chaume, des maisonnettes dissimulées dans le branchage, des villas cossues avec jeep et gardien. Un habitat dispersé, regroupé en petites communautés aux noms évocateurs, Aspiration, New Creation, Certitude, Courage… Nous marchons à la recherche d’une place, un café, un lieu pour contempler la foule. Mais rien, longtemps. Bondissant entre les eucalyptus, des motos s’élancent sur les pistes de latérite. Les Auroviliens frappent par leur beauté et leur métissage. Au cœur de la forêt, dans un parc à l’accès protégé, repose un immense globe doré, le Matrimandir, temple de la Mère. La vision me fascine et me met mal à l’aise. Difficile de pénétrer ce lieu et sa philosophie sans le réduire à la secte qu’il n’est pas, à la communauté hippie qu’il n’est plus, la cité du futur qu’il n’est pas encore. Voici l’Auroville de mes rencontres, une facette parmi tant d’autres.
Remerciements : Ann, Asha, Marie et Léo, Dodo, Nandita, Baghwandas, Rajan, Aviram et Yorit, Abha, Hilde.

Le Rêve de « Mère »
28 février 1968, dans un désert rouge. Les représentants de 120 nations déposent une poignée de leur terre natale dans une urne blanche en forme de fleur de lotus. La voix tremblante de Mira Alfassa (que ses adeptes appellent « Mère »), compagne spirituelle du yogi Sri Aurobindo, s’élève dans l’air brûlant. « Auroville n’appartient à personne en particulier, Auroville appartient à toute l’humanité dans son ensemble… » Maisons, routes, écoles, tout est à construire. Mais déjà, des hippies du monde entier sont venus consacrer leur énergie à la réalisation d’« un lieu de paix, de concorde et d’harmonie, où les instincts guerriers de l’homme seraient utilisés exclusivement pour vaincre les causes de ses souffrances».


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A lire

Made in Auroville, India de Monique Patenaude, Ed. Tryptique. Une Aurovilienne raconte les étapes de la fondation et l’esprit des débuts.
Mosaïque du feu d'Olivier Germain-Thomas, Ed. du Rocher. L’auteur raconte par touches impressionnistes son récent séjour en famille à Auroville.

Témoignages

40 ans d’utopie, du rêve à la réalité

Mauna
1968 : Le rituel de la fleur
2008 : La ville sans « Mère »
Mauna a quitté sa Hollande natale en 1971, après avoir « lu dans le journal que des gens construisaient une ville en Inde ». Elle passe trois ans à l’ashram de Pondichéry avant de se résoudre à demander une entrevue - un darshan avec la Mère. « L’usage était de lui offrir une fleur, elle vous en offrait une en retour. Au bas de l’escalier qui menait à sa chambre, j’ai attendu mon tour dans des effluves d’encens. J’étais si nerveuse. Je suis entrée, elle était assise dans son fauteuil, petite silhouette éthérée, presque transparente. Je lui ai offert mon regard, j’ai senti le sien plonger en moi, et comme il ressortait une joie intense m’a envahie. Cette rencontre m’a métamorphosée ». Aujourd’hui, à Auroville, une frontière se dessine entre les anciens et les modernes, ceux qui ont connu la Mère et les autres, et se pose la question de l’héritage : les plus jeunes persisteront-ils à vouloir réaliser son idéal ?

Jean
1968 : une ville dans la forêt
2008 : l’essor du tourisme
Jean a connu la grande époque d’Auroville, le temps des fondateurs. « Ici, avant, ce n’était qu’un canyon peuplé de chèvres, on aurait dit la lune » raconte Colleen, sa femme. Cette forêt qu’ils ont plantée, œuvre colossale et émouvante, est un exemple de ce qu’Auroville a produit de meilleur. Elle a permis de refertiliser les sols et représente l’espoir d’un remède contre la désertification. « Si j’arrivais aujourd’hui par le Visitor’s center, je prendrais mes jambes à mon cou ! » assure Jean. Immense gaillard tout en muscles et en sourires, il vit en pagne et n’aime pas beaucoup ce qu’Auroville est devenu. « Auroville n’appartient à personne. Mais les gens vendent Auroville. Ils font payer l’accès, vivent d’un tourisme de luxe mais prennent le visiteur avec supériorité. Alors où est Auroville ? Dans le plan en galaxie ? La forêt ? La réalité commerciale ? » Pour Jean et Colleen, Auroville est un état d’esprit. « Le monde, c’est mon problème, dit Jean. S’il va mal, je peux essayer de le rendre plus beau ».

Smiti
1968 : la libre éducation
2008 : le retour aux vieilles méthodes
Last School est un curieux édifice ovale percé en son centre pour laisser le soleil inonder un jardin intérieur, autour duquel se déploie une unique classe, garnie de fauteuils club, de tables et de bibliothèques. Smiti a 17 ans, c’est une jeune fille gaie et réfléchie. Elle dit « ce n’est pas en lui apprenant un métier qu’on construit une personne ». On se doute bien que ces mots ne sont pas d’elle, mais tant mieux si elle a la chance de se construire sur ces convictions-là. Ici, ils ne sont que huit élèves de 15 à 19 ans, choisis par leurs professeurs en raison de leur capacité à étudier comme l’école les y invite. Comme ses camarades, Smiti doit acquérir un certain nombre de connaissances académiques (maths, français, philo…) « mais c’est moi qui choisis en début d’années quelles matières je veux prendre et combien d’heures je veux y consacrer ». En ce moment, elle se passionne pour le japonais, la danse et la biologie. Ses professeurs ne sont là que pour la conseiller, c’est elle qui s’approprie ces matières en suivant ses propres questionnements. A Future, un autre lycée d’Auroville, on sanctionne la connaissance par des notes et des examens. Une moitié d’Auroville voit d’un mauvais œil ce retour aux méthodes classiques. L’autre y voit une chance de plus, pour les jeunes, d’intégrer des universités à l’étranger.

David
1968 : un rêve d’architectes
2008 : Des architectes qui rêvent
David, 40 ans, est un architecte anglais. Il a d’abord vécu à Berlin, juste après la chute du mur. « Avec la réunification, j’espérais participer à une aventure architecturale qui donnerait sa place à l’utopie, raconte-t-il. Mais j’ai été déçu. Auroville était le lieu où je pouvais intégrer une approche spirituelle à la ville ». Chaque mercredi matin, au lever du soleil, il retrouve sur un toit d’Auroville, jamais le même, les Dream Catchers, un groupe de travail informel composé d’architectes et de paysagistes, et de tous ceux qui s’attachent à matérialiser la vision de Mère d’une ville propice à l’élévation de la conscience. La séance commence par une méditation. Puis chacun peut formuler les images qui lui sont venues. Les propositions qui émergent sont régulièrement partagées avec l’ensemble des Auroviliens dans un petit hall d’exposition. Récemment, une alternative a été trouvée aux routes d’asphalte dont personne ne veut. « On pourrait parsemer les sentiers de cristaux de quartz pour les rendre lumineux sous la lune. C’est une idée. On verra… »

Le quiet healing center
1968 : Un hôpital de l’amour
2008 : Un spa de luxe
« Dans les années 60, Mère venait marcher sur cette plage et disait que l’atmosphère était thérapeutique. Elle pensait que ce serait un bel endroit pour un hôpital de l’amour », explique Dodo, physiothérapeute. Les soins dispensés sont gratuits pour les Auroviliens. Le centre vit des recettes d’un tourisme de bien-être pour des Occidentaux férus de médecines douces. Au menu : watsu, biorésonance, lit musical, ka huna… Pour l’aventure, je tente une séance de « thérapie de la conscience cellulaire ». S’appuyant sur la numérologie, Iris, 48 ans, me parle de mes cycles de vie et ma foi, ce qu’elle me dit rencontre ce que je ressens. Puis elle me propose de m’allonger. La nuit est tombée sur la plage, je m’étends près de la fenêtre ouverte. Iris dépose des cristaux en différents endroits de mon corps. Jamais je n’ai eu recours à cette pratique à laquelle je crois peu. Mais je suis à l’autre bout du monde, dans un lieu où la pensée est différente, une brise iodée me chatouille agréablement les narines. Je ne connais rien aux cristaux, mais la compagnie d’Iris et l’océan me font du bien.

Solar kitchen
1968 : L’idéal communautaire
2008 : Des fins de mois difficiles
Déjeuner à la Solar Kitchen, la cantine d’Auroville. La population a beau être métissée, on voit surtout des blancs à table, et des Indiens derrière les casseroles. Le bon côté des choses : Auroville crée de l’emploi pour les populations environnantes. Ici, la nourriture (bio) est cuite à l’aide d’un « concentrateur solaire sphérique ». L’engin, un bol de 15m de diamètre, est orné de milliers de miroirs dans lesquels se concentre la chaleur du soleil, qui transforme l’eau d’une chaudière en vapeur. Ecologique et économique. A côté se trouve Pour Tous, l’épicerie communautaire. Moyennant 2000 roupies par mois (40 euros), les Auroviliens se servent à l’envi. Dans une pièce attenante, le Free Store propose gratuitement des vêtements usagés. Les Auroviliens perçoivent une « maintenance » de 5000 rps par mois (100 euros). On estime à 15 000 rps la somme nécessaire pour vivre. C’est ici que l’idéal communautaire se heurte à la réalité, obligeant les résidents à compléter leurs revenus par des petits boulots, des coups de pouce de la famille, voire des retours au pays pour travailler et renflouer les comptes.

Devenir Aurovillien

Ne devient pas Aurovilien qui veut. S’il n’est pas nécessaire d’être un disciple de Sri Aurobindo ou de la Mère pour être admis, le lieu ne convient pas longtemps à ceux qui n’en partagent pas la philosophie. Le candidat à l’admission est d’abord invité à venir en tant que « Guest » (hôte) pour un minimum de trois mois, au terme desquels il pourra présenter sa demande à l’Entry Group, chargé d’évaluer sa motivation à contribuer à « l’avènement de l’unité humaine ». Suit une période d’un à deux ans où le candidat devenu « Newcomer » devra s’intégrer à la communauté. A la fin de sa période probatoire, le nouvel Aurovilien pourra ajouter son nom au registre de la ville. On estime à 45 000 euros les frais d’installation, le gros écueil étant la pénurie de logement.




Chronique nos trois libertés

Dans la vie de chacun de nous, que représente la liberté ? C’est l’indépendance, l’autonomie, le pouvoir de soi sur soi : être libre, c’est faire ce que l’on veut.. Mais il y a trois façons différentes de le faire, donc trois façons d’être libre. Car faire, pour l’homme, c’est agir ; mais c’est aussi vouloir et penser. De là trois libertés différentes : la liberté d’action, la liberté de la volonté, enfin la liberté de la raison ou de l’esprit.
Le premier sens est le plus simple et le plus urgent. Je suis libre d’agir lorsque personne ne m’en empêche ni ne me l’impose. La liberté d’action est le contraire de la contrainte, de l’oppression, de l’esclavage. C’est ce qu’on appelle parfois, dans les classes, " la liberté au sens politique du terme " : parce que seul l’Etat peut la garantir, qui ne le peut qu’à la condition de la limiter. C’est la liberté qui s’arrête où commence celle des autres. C’est celle que la loi protège et restreint. C’est celle qu’il faut défendre comme la prunelle de nos yeux.

La liberté de la volonté occupe davantage les philosophes. Il faut dire qu’elle est plus mystérieuse. Etre libre, disais-je, c’est faire ce que l’on veut. Etre libre de vouloir, c’est donc vouloir ce que l’on veut. Or comment voudrait-on autre chose ? Prenons l’exemple des prochaines élections. Vous allez bien sûr voter pour qui vous voulez. Votre liberté d’action, dans notre démocratie, ne fait pas problème. Mais êtes-vous libre de vouloir voter pour telle ou telle liste ? Oui, en ceci que personne ne vous y contraint. Mais non, pourtant, puisque vos opinions font partie de vous. Comment voter à droite, si vous êtes de gauche ? A gauche, si vous êtes de droite ? Et comment penser que l’électeur indécis ou apolitique, celui qui s’en fout, celui qui n’y connaît rien ou qui change d’avis à chaque élection, serait plus libre que le citoyen averti, sûr de ses principes et de ses choix ?
Cela pose le problème du libre arbitre ou, comme on dit au lycée, de la "liberté au sens métaphysique". De quoi s’agit-il ? De la liberté de la volonté, mais qui peut à son tour être pensée de deux façons différentes.
Les uns diront, avec les stoïciens : la volonté est libre lorsqu’elle veut ce qu’elle veut ; elle l’est donc toujours, et c’est ce qu’on appelle la spontanéité du vouloir. Les autres diront, avec Descartes ou Sartre : la volonté est libre si et seulement si elle peut vouloir autre chose que ce qu’elle veut ; elle est un pouvoir indéterminé de se déterminer soi-même, et c’est ce qu’on appelle le libre arbitre.
Cette dernière notion m’a toujours paru impensable. Comment pourrais-je vouloir autre chose que ce que je veux, puisque cela n’est possible qu’à la condition de ne pas le vouloir ? Comment pourrais-je vouloir de façon indéterminée, puisque, si tel était le cas, je n’aurais plus de raison de vouloir quoi que ce soit ? Avez-vous jamais choisi d’être vous ? Et comment, étant vous, pourriez-vous vouloir autre chose que ce que vous voulez ? Faut-il alors renoncer à la liberté ? Nullement.

D’abord parce que la liberté d’action demeure, qui mérite qu’on se batte pour elle. Ensuite parce que la spontanéité de la volonté fait une liberté certes relative (elle dépend de ce que je suis) mais réelle. Nul ne peut m’empêcher de vouloir, ni m’y obliger, ni vouloir à ma place. Enfin parce que faire ce qu’on veut, c’est aussi penser ce qu’on veut (la pensée, pour l’esprit, est un acte). On dira qu’on reste en cela prisonnier de ce qu’on est, que la pensée n’est ni plus ni moins libre que la volonté, que ce troisième sens, dès lors, se résorbe dans le second… Pas tout à fait. Car il y a une pensée qui n’obéit pas au moi, ni à la volonté, ni à l’inconscient, ni à personne, une pensée qui ne se soumet qu’à elle-même, qu’à sa propre nécessité, comme disait Spinoza, et c’est ce qu’on appelle la raison.
Une démonstration mathématique ne dépend pas de ce que je suis : tout individu, s’il est compétent, la fera aussi bien. C’est par quoi la raison est libre, et libère : parce qu’elle échappe à la petite prison du moi. C’est ce qu’on appelle la liberté de l’esprit.
Elle ne dispense pas d’agir, ni de vouloir. Mais l’action et la volonté, sans elle, ne seraient que des reflets de l’ego. On n’échappe à soi que par l’universel. On ne devient libre qu’en comprenant qu’on ne l’est jamais tout à fait.
André Comte-Sponville
philosophe, a notamment publié Le Bonheur, désespérément (Pleins Feux), L’Amour, la Solitude (Albin Michel) et Petit traité des grandes vertus (Livre de Poche).
Lire une autre chronique d'André Comte-Sponville :
Mme Bovary nous apprend à vivre








L'éternité sait maintenant

Qu’est-ce que le temps ? La question plongeait saint Augustin dans un abîme de perplexité. " Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus. " La perplexité des philosophes, depuis, n’a pas cessé.
Pourquoi la question est-elle si difficile ? Parce que le temps, pour qui veut le définir, c’est d’abord la succession du passé, du présent et de l’avenir. Or le passé n’est pas, puisqu’il n’est plus ; ni l’avenir, puisqu’il n’est pas encore. Il ne resterait donc que le présent… Mais le présent, précisément, ne reste pas, et c’est ce qu’explique saint Augustin : " Quant au présent, s’il était toujours présent, s’il n’allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il serait l’éternité. Donc si le présent, pour être du temps, doit rejoindre le passé, comment pouvons-nous déclarer qu’il est, lui qui ne peut être qu’en cessant d’être ? Si bien que ce qui nous autorise à affirmer que le temps est, c’est qu’il tend à n’être plus. " Le temps ne serait qu’un anéantissement (le présent) entre deux néants (le passé et l’avenir) : seule l’éternité, qui serait hors du temps, vaudrait la peine… Je n’en crois rien, et c’est ce que je voudrais rapidement expliquer.
Que le passé et l’avenir ne soient pas, puisqu’ils ne sont plus ou pas encore, j’en suis évidemment d’accord. Quant au présent, c’est autre chose. " Il ne peut être qu’en cessant d’être ", disait saint Augustin. Ce n’est pas mon expérience. Le présent ne m’a jamais fait défaut. Je ne l’ai jamais vu cesser ni disparaître. C’est tout le contraire qui est vrai : depuis que je suis né, je n’ai pas quitté le présent un instant, ni le présent ne m’a quitté. L’espoir ? Le souvenir ? Ils n’existent l’un et l’autre qu’au présent. Un souvenir qui n’est pas présent, ce n’est pas un souvenir : c’est un oubli. Un espoir qui n’est pas présent, ce n’est pas un espoir : c’est une déception ou un bonheur. Seul le présent existe ; tout ce qui existe est présent.
Le présent change, bien sûr, il ne cesse de changer ; mais il reste le présent. Hier ? C’était un jour présent. Demain ? Ce sera un jour présent. C’est toujours aujourd’hui. C’est toujours maintenant.

Mais si le présent restait toujours présent, objectait saint Augustin, " il ne serait pas du temps, il serait l’éternité "… C’est opposer ce qui ne doit pas l’être. Qu’est-ce que l’éternité ? Un présent qui reste présent, répond saint Augustin. C’est donc le présent même. L’éternité n’est pas le contraire du temps, ni le contraire du devenir : c’est le toujours-présent de ce qui dure et change. Avez-vous jamais quitté le présent ? Non, bien sûr. Vous n’avez donc jamais quitté l’éternité. Mais alors à quoi bon l’attendre ou l’espérer ? Vous êtes dans le Royaume : l’éternité, c’est maintenant.
S’il faut vivre au présent, comme disaient les stoïciens, comme disent tous les sages, c’est qu’on n’a pas le choix : le présent seul est réel, le présent seul nous est donné. Mais ce serait bien sûr un contresens que de renoncer pour cela à tout rapport au passé ou à l’avenir. Sagesse n’est pas amnésie. Sagesse n’est pas aboulie. Vivre, pour un être humain, c’est toujours se souvenir du passé, c’est toujours imaginer un futur. Comment être soi-même, sans se souvenir de ce qu’on a vécu ? Comment aimer, sans se souvenir de ceux qu’on aime ? Comment penser, sans se souvenir de ses idées ?

Et comment agir sans projet, sans prévision, sans anticipation ? Gouverner c’est prévoir, dit-on. Cela vaut aussi pour le gouvernement de soi, autrement dit pour la volonté. S’engager, c’est toujours prendre parti, au présent, pour un certain avenir. Et nul n’accomplirait quelque action que ce soit s’il n’en imaginait à l’avance le résultat.
Vivre au présent, ce n’est pas vivre dans l’instant, ce n’est pas s’enfermer dans le " no future " des punks ou des idiots, ni dans l’hédonisme sans mémoire des frivoles. Mais ce n’est pas non plus s’enfermer dans la nostalgie (qui est le manque du passé) ou dans l’espérance (qui est le manque de l’avenir). Si tout est présent, tout est là et rien ne manque : il s’agit non de regretter le passé, mais de s’en souvenir, non d’espérer l’avenir mais de le préparer, ici et maintenant. Ce n’est plus nostalgie mais fidélité ; ce n’est plus espérance mais volonté.
C’est le visage humain de l’éternel.
André Comte-Sponville
philosophe, a notamment publié Le Bonheur, désespérément (Pleins Feux), L’Amour, la Solitude (Albin Michel) et Petit traité des grandes vertus (Livre de Poche).
Lire une autre chronique d'André Comte-Sponville :
Pourquoi les hommes sont violents


Sagesse au présent

Le grand public, en France, redécouvre les sagesses antiques. Plusieurs magazines en ont fait leur couverture, cet été. C’est tant mieux. Reste, toutefois, à ne pas tout confondre. Que le stoïcisme et l’épicurisme se taillent la part du lion, dans ce retour à la philosophie antique, ce n’est pas un hasard. Ce sont les deux grandes sagesses de l’Occident.
Comme philosophes, on peut admirer davantage Platon ou Aristote. Mais ces derniers sont des maîtres à penser plutôt qu’à vivre. Epicure ou Epictète, du moins tels qu’on les présente aujourd’hui, sont des maîtres à vivre plutôt qu’à penser. C’est peut-être où le bât blesse. Car enfin ce sont des philosophes : les sagesses qu’ils proposent, aussi séduisantes qu’elles soient l’une et l’autre, restent indissociables de deux doctrines non seulement différentes mais opposées. Cela n’empêche pas d’emprunter aux deux – puisqu’il faut vivre avant de philosopher – quelques règles de vie ou de comportement. Mais ces emprunts, à l’inverse, ne sauraient tenir lieu de philosophie. Que l’on admire à la fois Epicure et Epictète, c’est la moindre des choses. Que l’on soit à la fois épicurien et stoïcien, c’est exclu : ce serait n’être ni l’un ni l’autre, et renoncer à toute cohérence.

Qu’est-ce que le stoïcisme ? Une philosophie de la volonté et du destin. Il s’agit de distinguer ce qui dépend de nous, qui relève de l’action, et ce qui n’en dépend pas, qui relève de l’ordre du monde et qu’il faut non seulement accepter mais approuver. Pourquoi ? Parce que le monde est soumis à un destin providentiel, parce qu’il est à la fois rationnel et raisonnable, intelligent et bon – parce que le monde est Dieu. Qui peut y croire, aujourd’hui ? Et comment, lorsqu’on n’y croit pas, se dire stoïcien ?
L’épicurisme est peut-être plus proche de notre sensibilité. Le monde, pour Epicure, n’est nullement divin : il n’est soumis qu’au hasard et à la nécessité des atomes. Ni destin, donc, ni providence. Reste alors à jouir le plus possible, à souffrir le moins possible, et pour cela à choisir ceux de nos désirs qui sont les plus faciles à satisfaire : manger, boire, dormir, cultiver la philosophie et l’amitié. Et certes ce sont de grands biens. Mais est-il certain que l’on puisse aujourd’hui s’en contenter, et qu’il faille pour cela, comme le voulait Epicure, renoncer à tout combat proprement politique ? Ce serait abandonner le monde non seulement aux atomes mais à l’horreur.
Cela n’empêche pas de s’inspirer de ces deux écoles, bien au contraire, mais interdit de s’en contenter. Tout retour aux Anciens, s’il était pris à la lettre, reviendrait à tourner le dos à notre époque, et aux problèmes, souvent dramatiques, qu’elle nous impose. Ce serait le contraire d’une sagesse : une folie. Et le contraire d’une philosophie : une sottise. Il n’y a pas de sagesse toute faite, ni de philosophie en kit. Il n’y a que l’effort de penser et de vivre. Comment des morts, fussent-ils géniaux, pourraient-ils le faire à notre place ?
André Comte-Sponville
philosophe, a notamment publié Le Bonheur, désespérément (Pleins Feux), L’Amour, la Solitude (Albin Michel) et Petit traité des grandes vertus (Livre de Poche).
Lire une autre chronique d'André Comte-Sponville :
La liberté de la pudeur



Le sens du présent

“Tout de même, me dit un ami, Bach, Mozart, Beethoven, ça ne peut pas être pour rien !
— Que veux-tu dire ?
— Qu’il faut bien que cela ait un sens ! Imagine que l’humanité disparaisse, que plus personne ne puisse écouter ces musiques sublimes… Ce serait comme si ces génies n’avaient pas existé, comme s’ils avaient vécu pour rien !
— Ils ont vécu pour eux-mêmes, comme tout le monde, pour leurs proches, pour leur œuvre, peut-être un peu pour nous, je veux dire pour l’humanité à venir… Mais enfin ce n’est pas nous qui leur donnons du sens. C’est plutôt eux qui nous en donnent.
— Et s’il n’y a plus personne pour les écouter ?
— Ils n’en auront pas moins existé…
— Mais s’il n’en reste rien ?
— Il restera la vérité éternelle de ce qu’ils furent.
— La belle affaire, puisque personne n’en saura rien ! A quoi bon ? L’histoire de l’humanité, si elle doit s’achever un jour, n’a aucun sens !

  • Pourquoi faudrait-il que quelque chose continue indéfiniment pour avoir du sens ? C’est l’inverse qui me paraît vrai. Un voyage infini, il ne pourrait par définition aller nulle part. Une phrase infinie, elle ne voudrait rien dire, ou personne ne pourrait la comprendre. Le sens et la finitude vont ensemble.
    — C’est la mort qui donne son sens à la vie ?
    — Bien sûr que non ! Mais c’est parce que nous nous savons mortels que nous nous interrogeons sur ce sens, et que nous pouvons essayer de répondre.
    — Et la réponse, c’est quoi ?
    — Cela dépend des individus. Le sens de ta vie, c’est ce que tu en fais.
    — C’est le but que je poursuis ?
    — C’est plutôt la poursuite elle-même, ici et maintenant. Si le sens de ta vie était dans l’avenir, elle n’en aurait pas : tout au plus pourrais-tu dire qu’elle en « aura » un.
    — Et quand je serai mort ?
    — Elle en « aura eu » un. Mais il sera trop tard pour le trouver, et même pour le chercher.
    — Revenons à Bach. Tu crois vraiment que la fin du monde ne lui retirerait rien ?
    — A lui, non ; à nous, oui. Par exemple, elle nous empêcherait d’écouter les “Variations Goldberg” ou les “Suites pour violoncelle seul”… Ce serait d’ailleurs sans gravité : nous ne serions plus là pour nous en rendre compte.
    — Alors, rien n’a d’importance ?
    — Au contraire ! Tout a de l’importance, sauf la fin du monde. N’attendons pas d’être morts pour aimer la musique ! »
    André Comte-Sponville
    philosophe, a notamment publié Le Bonheur, désespérément (Pleins Feux), L’Amour, la Solitude (Albin Michel) et Petit traité des grandes vertus (Livre de Poche).
    Lire une autre chronique d'André Comte-Sponville :
    À chaque âge sa passion


Le poids de notre immortalité


Jacques Salomé

On dit que l’on perd tous vingt et un grammes au moment de notre mort. Tous.
Légende ou fait avéré, en tout cas, cette phrase prononcée par l’un des personnages du film 21 grammes(d’Alejandro Gonzáles Iñárritu, avec Sean Penn, Naomi Watts, Benicio Del Toro, 2004) m’interpelle. Vingt et un grammes, ce n’est pas lourd s’il s’agit de quelque chose de consistant, que l’on peut appréhender par le toucher, ou cela peut au contraire être très lourd, selon notre imagination. La mort emporterait ailleurs quelque chose de nous qui n’est ni chair, ni sang, ni os, ni eau, quelque chose qui interroge, qui serait pour certains le poids de l’âme. Celle sommée ou poussée à quitter un corps qui ne peut plus l’alimenter, s’évade – je ne peux penser qu’elle s’évapore et disparaît à jamais pour aller se relier, se greffer ou se perdre dans l’immensité du divin, et se déposer sur un être en gestation si je crois en la réincarnation simple !

Toutes les hypothèses sont possibles, toutes les interrogations restent ouvertes sur la signification de cette différence, sur ce que représente, pour chacun d’entre nous, ces vingt et un grammes. Est-ce le poids de l’amour que nous n’avons jamais donné ? Est-ce le poids des rêves non réalisés ? Est-ce le poids d’une énergie que nous aurions pu utiliser pour répandre plus de paix dans le monde ? Est-ce le poids de l’espoir ?
Je serais tenté pour ma part de croire que ces vingt et un grammes sont le poids de cette parcelle de vie que nous avons reçue en dépôt au moment de la conception et que nous devons restituer au cosmos. Comme si nous devions rendre à l’univers, au moment de la mort, cette parcelle de vie qui nous a accompagnés tout au long de notre existence. J’aime cette idée, même si j’imagine que certains d’entre nous ont pu, par leurs actions, leurs engagements de vie, leur dynamique personnelle, agrandir, augmenter cette parcelle de vie, et ainsi être en mesure de restituer, de remettre en circulation plus de vie qu’ils n’en ont reçu !
Ah ! ces vingt et un grammes m’ont fait beaucoup cogiter, rêver, anticiper, me perdre aussi parfois dans ce qui reste pour moi le mystère de notre présence sur Terre. Il m’est arrivé d’imaginer qu’ils vont en rencontrer d’autres dans l’univers et, telles des entités vaporeuses (je n’ose dire : semblables à des anges !), vont échanger, partager, « vivre » quelque chose que je ne peux pour l’instant concevoir !
Personne n’est revenu de l’au-delà pour témoigner du phénomène et nous entraîner dans le destin de ces vingt et un grammes. La biologie nous éclairera-t-elle un jour et nous confirmera-t-elle qu’il s’agit d’une « contraction de nos sels minéraux » ou d’une évaporation de quelques acides aminés ?

Qu’importe, au fond. Pour l’instant, ils sont encore en moi, ces vingt et un grammes, j’y tiens. Et même si j’ai le souhait de perdre quelques kilos, deux ou trois par exemple, j’espère que mes grammes immortels ne feront pas partie du voyage.
En écrivant immortel, il me vient soudain à l’esprit qu’il s’agit peut-être de cette part d’immortalité qu’il y a en chacun, qui, au-delà de l’homme temporel, inscrit dans une histoire et une durée de vie, m’habite et me transcende. Qui sait ?
Jacques Salomé
Journaliste gastronomique, Vincent Ferniot est également l’auteur de Mon carnet de recettes (Flammarion 2002).
Lire une autre chronique de Jacques Salomé



Entre sagesse et politique


André Comte-Sponville

Débat public avec Jean-Claude Guillebaud, sur son dernier livre, “Le Goût de l’avenir” (1). Le titre est emprunté à une formule de Max Weber : « La politique, c’est le goût de l’avenir. » La formule est juste. Le livre, pour l’essentiel, l’est aussi. D’où vient alors que Guillebaud présente nos positions, à lui et moi, comme opposées ? C’est qu’il n’a lu, semble-t-il, qu’un seul de mes livres, “Le Bonheur, désespérément” (2), qu’il veut bien trouver « très beau », mais dont il constate, à juste titre, qu’il ne parle guère d’avenir ni de politique. Et pour cause ! Ce petit livre essaie de présenter une sagesse. C’est donc à peu près le contraire d’un programme politique : il s’adresse aux individus, non aux peuples ; il traite du présent, non de l’avenir. Cela ne m’a pas empêché de parler souvent de politique, dans d’autres livres. Mais sans espérer jamais qu’elle tienne lieu de sagesse, ni que la sagesse, d’ailleurs, puisse tenir lieu de politique.
Il n’y a pas de société sage, ni de sagesse collective. Il n’y a de sagesse, comme Montaigne l’a vu, qu’individuelle. Alors qu’il n’y a de politique, par définition, que collective et conflictuelle. Comment les deux pourraient-elles se confondre ?

Sagesse et politique n’ont pas non plus le même rapport au temps. La politique se nourrit d’avenir, qu’elle anticipe, qu’elle prépare, sur lequel elle essaie d’agir. « Gouverner, c’est prévoir », dit-on. Etre dans l’opposition aussi : c’est prévoir de gouverner, autrement dit élaborer un programme, qu’on se propose d’appliquer, du moins en principe, une fois parvenu au pouvoir. La sagesse, à l’inverse, n’est jamais programmatique. Sans renoncer à l’avenir, elle se reconnaît plutôt dans un certain rapport au présent : c’est l’art de vivre heureux, et nul ne peut l’être qu’ici et maintenant.
Guillebaud et moi sommes moins éloignés qu’il ne le croit. C’est moins nous qui nous opposons que deux dimensions de l’existence humaine. La politique, c’est le goût de l’avenir. Le bonheur, c’est le goût du présent.

Faut-il alors renoncer à l’une ou à l’autre ? Surtout pas ! Comprendre, plutôt, qu’on a besoin des deux : de sagesse, puisque nul ne peut vivre ni aimer à notre place ; et de politique, puisqu’on ne peut transformer la société, ou même la maintenir, qu’à la condition d’agir ensemble.
Je me revois, à 23 ans, dans les couloirs de l’Ecole normale supérieure, alors recouverts d’affiches politiques, dont plusieurs collées par moi ou mes amis. Et soudain, cette évidence : « Je ne vais pas attendre la révolution pour être heureux ! » Cela me fut une idée neuve. La politique n’est pas là pour nous rendre heureux (c’est la tâche des individus, non de l’Etat), mais pour combattre le malheur. C’est ce qui la rend nécessaire et insuffisante. Nous avons besoin d’elle pour bâtir ensemble un avenir socialement acceptable. Cela ne dispense pas de profiter du présent, qui est le seul lieu du bonheur.
N’attends pas le règne de la justice pour être heureux. Ni d’être heureux pour combattre l’injustice.
1- Le Seuil, 2003.
2- Librio, 2002.
André Comte-Sponville
philosophe, a notamment publié Le Bonheur, désespérément (Pleins Feux), L’Amour, la Solitude (Albin Michel) et Petit traité des grandes vertus (Livre de Poche).
Lire une autre chronique d'André Comte-Sponville :
Le silence de Dieu



L'action vaut mieux que l'espoir


Un pessimiste rencontre un optimiste. « Tout va mal, se lamente le pessimiste. Ça ne pourrait pas être pire ! » Et l’optimiste de lui répondre : « Mais si, mais si… » Lequel est le plus pessimiste des deux ?
Que le pire ne soit jamais sûr, ou presque jamais, c’est ce qui semble donner raison à l’optimiste. Mais qu’il soit toujours possible, même quand tout va bien, c’est ce qui donne raison, presque inévitablement, au pessimiste. On pense au docteur Knock de Jules Romains : « La santé est un état précaire, qui ne présage rien de bon. » Toutes ces maladies qui nous menacent, comment ne finiraient-elles pas par nous atteindre ou par atteindre nos proches ? Et quand bien même nous échapperions aux plus graves, comment échapperions-nous à la vieillesse et à la mort ?
— Soit, rétorquera l’optimiste, mais il y a aussi la santé, les progrès de la médecine, nos enfants ou nos petits-enfants qui nous survivront…
— Donc qui mourront à leur tour, qui souffriront à leur tour ! Relisez l’Ecclésiaste : « Plus de conscience, plus de douleur. » Relisez le Bouddha : « Toute vie est souffrance. »
Ce dialogue est sans fin, et chacun le tient aussi avec soi-même. Mais qu’il se prolonge indéfiniment est plutôt un argument, là encore, en faveur du pessimisme. Il y a toujours à craindre ou à se lamenter. Notre besoin de sécurité est impossible à rassasier.

Cela me fait penser à cette devinette :
— Sais-tu quelle différence il y a entre un optimiste et un pessimiste ?
— ?…
— Le pessimiste est un optimiste bien informé.
Boutade de pessimiste, qui nous amuse pour cela : le pessimisme fait cercle, et nous enferme. Les pessimistes auraient toujours raison ; les optimistes manqueraient de lucidité ou d’imagination…
On n'échappe à ce piège qu’en refusant ce face-à-face. On a pour cela d’excellentes raisons.
La première, c’est que le pessimisme est une tristesse, qui finirait par nous décourager de vivre. Or c’est la joie qui est bonne, c’est le courage qui est nécessaire.
La seconde, c’est que pessimisme et optimisme doivent moins aux idées qu’au tempérament. A quoi bon multiplier les arguments, si c’est pour rester prisonnier de ce qu’on est ? Mieux vaut apprendre à se connaître, à s’accepter, à se corriger si l’on peut. Les optimistes ont bien de la chance. Les pessimistes, bien du travail. Que les premiers n’oublient pas d’être prudents, ni les seconds d’aimer la vie.

Enfin, pessimisme et optimisme ne s’opposent vraiment que sur ce qui ne dépend pas de nous, comme disaient les stoïciens, et mieux vaut consacrer ses efforts à ce qui en dépend. Espérer ? Craindre ? Question de nature. Mieux vaut apprendre à vouloir.
« Le pessimisme est d’humeur, disait Alain, l’optimisme est de volonté : tout homme qui se laisse aller est triste. » Parole de pessimiste, là encore, mais tonique, et qui devient optimiste à force de le vouloir. Il suffit en effet de se laisser aller, du moins pour ceux qui sont de tempérament mélancolique ou anxieux, pour que tout aille mal ou semble aller vers le pire. Le remède, pour ceux-là, est moins la pensée que l’action. Soucie-toi un peu moins de ce que tu regrettes ou crains, un peu plus de ce que tu as à faire, ou plutôt cesse de t’en soucier, et fais-le ! D’abord cela occupe l’esprit, qui en devient moins anxieux ; ensuite cela réconforte, parfois par le succès, toujours par la puissance exercée et une certaine revalorisation, au moins, de soi-même. Tout homme qui se laisse aller est triste. Tout homme qui agit l’est moins.
C’est Gramsci peut-être, intellectuel et homme d’action, qui a trouvé la formule la plus juste : « Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté. » On n’est jamais trop lucide, et mieux vaut, dans le doute, noircir le tableau, au moins intellectuellement, que l’enjoliver : cela évitera imprudences et désillusions. Mais on n’est jamais trop volontaire, jamais trop actif, jamais trop résolu. Mieux vaut agir qu’espérer ou trembler. C’est la sagesse des stoïciens, ou plutôt c’est ce qu’il y a de stoïcien en toute sagesse. Consacre tous tes soins à l’action présente, disait à peu près Marc Aurèle ; laisse le reste aux dieux ou au hasard.
André Comte-Sponville
philosophe, a notamment publié Le Bonheur, désespérément (Pleins Feux), L’Amour, la Solitude (Albin Michel) et Petit traité des grandes vertus (Livre de Poche).
Lire une autre chronique d'André Comte-Sponville :
Il n'est plus interdit d'interdire



Vaut mieux en rire


André Comte-Sponville

J’étais à la Comédie-Française (1), l’autre soir, pour voir, ou plutôt pour revoir “Le Bourgeois gentilhomme”. Ce n’est pas, tant s’en faut, la pièce de Molière que je préfère. Mais les acteurs étaient parfaits, la mise en scène formidablement tonique et intelligente, les musiques endiablées, les ballets pleins de charme et d’humour… Ce que j’avais cru jusque-là superficiel ou farce prenait sa véritable profondeur, qui est celle de l’humanité, en même temps que sa drôlerie maximale, qui est celle de nos ridicules. Un divertissement ? C’en est un, mais qui rend plus intelligent et plus heureux.
La salle était comble, comme presque toujours. Ce fut un triomphe comme rarement. Molière aurait été content. Sa pièce, quand elle est bien jouée, n’a pas pris une ride. Elle donne à penser autant qu’à rire. Chacun connaît l’histoire. Monsieur Jourdain est un bon bourgeois, très riche et très ignorant, que le beau monde fascine : il prend modèle en tout sur ce qu’il appelle « les gens de qualité », autrement dit la noblesse et la cour. Il est snob, au sens peut-être étymologique et en tout cas éclairant du terme : non noble (sine nobilitate) et voulant passer pour l’être. Ce snobisme-là est d’un autre âge. Mais les snobs demeurent, qui n’ont fait que changer de modèle. Ils veulent paraître ce qu’ils ne sont pas ; c’est en quoi tout snobisme est mensonge. Afficher la culture qu’on a, c’est être cuistre ; faire montre d’une culture feinte, c’est être snob. Etaler sa fortune, c’est être dépensier ou vaniteux ; vouloir passer pour riche, c’est être snob. Se flatter de ses relations, de ses amitiés, de ses conquêtes, c’est être mondain et goujat ; en inventer de fausses, c’est être snob. Les défauts sont innombrables, et celui-ci n’est pas le plus grave. Mais c’est l’un des plus ridicules. Monsieur Jourdain est un brave homme, qui ne ferait guère de mal – hors sa folie, j’y reviendrai – à une mouche. Mais il vit dans le mensonge, dans le faux-semblant, dans le « paraître ». Il se voudrait le clone de lui-même, mais en gentilhomme. Il n’est que le clown de soi, et de nous tous.

Brave homme, disais-je, et c’est le souvenir en effet que j’en avais gardé. Mais grand fou aussi, qui n’hésiterait pas à battre sa bonne, quand elle refuse de le prendre au sérieux, à humilier sa femme, si c’est pour une marquise, enfin à faire le malheur de sa fille, pour pouvoir mettre un pied – par un mariage forcé – dans le beau monde… Les braves gens sont effrayants parfois, et nul ne l’a mieux montré que Molière. La méchanceté nue est rare. La plupart ne font le mal que par aveuglement, et moins par intérêt que par passion. Ils sont prisonniers d’eux-mêmes, de leur petitesse, de leur névrose. Ils ne font pas le mal pour le mal, mais pour ce qu’ils croient un bien, le leur, et le plus grand de tous. “L’Avare”, pour sa cassette. “Le Misanthrope”, pour sa colère ou son intransigeance. Dom Juan, pour ses conquêtes. Monsieur Jourdain, pour la noblesse qui lui manque et le fascine… Banalité du mal, dirait Hannah Arendt. Drôlerie du mal, ajouterait Molière, tant qu’il n’est pas atroce.
On n’a guère le choix qu’entre la comédie et la tragédie : pleurer sur nos misères, ou rire de nos ridicules. Et sans doute c’est la comédie qui est la plus vraie, la plus profonde, la plus tonique. C’est donner raison à Démocrite plutôt qu’à Héraclite, et à Montaigne plutôt qu’à Nietzsche. Que le tragique fasse partie de la condition humaine, nul ne l’ignore. Mais pourquoi faudrait-il le prendre toujours au sérieux ? Démocrite, « trouvant vaine et ridicule l’humaine condition », ne cessait de rire, se souvient Montaigne ; Héraclite, « ayant pitié et compassion de cette même condition nôtre », de pleurer. « J’aime mieux la première humeur », ajoute Montaigne, non seulement parce qu’elle est plus agréable mais parce qu’elle est plus dédaigneuse et plus juste : « Nous ne sommes pas si pleins de mal que d’inanité. Notre condition est autant ridicule que risible… » C’est aussi la leçon de Molière, et c’est une leçon de sagesse. Mieux vaut rire que pleurer, mieux vaut dédaigner que haïr.
André Comte-Sponville
philosophe, a notamment publié Le Bonheur, désespérément (Pleins Feux), L’Amour, la Solitude (Albin Michel) et Petit traité des grandes vertus (Livre de Poche).
Lire une autre chronique d'André Comte-Sponville :
Vivement l'après-reveillon

Quelques infos en plus, pour celles qui s'y retrouveraient site auf.

Les hypersensibles : Introvertis, l'émotion à fleur de peau, les hypersensibles ont horreur du stress et de la foule. On les croit peu sociables. Mais s'ils s'isolent, c'est par peur d'être blessés.

S'il leur fallait un cri de ralliement, ce serait: "O monde cruel!" Car, sans nul doute, les personnes hypersensibles souffrent davantage que les autres. Ne supportant ni les conflits ni l'agitation, elles se sentent agressées en permanence alors que leur désir profond est de vivre dans le calme et l'harmonie.

Les plus vulnérables d'entre elles fuient les contacts sociaux dans la mesure du possible et, leur journée de travail terminée, se réfugient aussitôt dans leur tanière, ce havre de paix où elles peuvent s'adonner à leurs rêveries en oubliant la pression du temps et la méchanceté des hommes.

Souvent dotées d'une riche vie intérieure, elles trouvent dans l'art, la littérature et la spiritualité des joies qui peuvent compenser largement la difficulté qu'elles éprouvent à se mettre au diapason du commun des mortels.

Handicap ou don du ciel ?  




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