Le très mauvais compagnon de voyage.

 

 

 

 

 

 

Le très mauvais compagnon de voyage.

Castelnaudary, Aude, 1775.

Malgré les progrès de la police royale, les routes sont encore pleines de dangers au XVIIIe siècle : vol, viol, meurtre, guet-apens ... Aussi préfère-t-on voyager en groupe.

Mais Jean Théron, ce jeune marchand de papier du village de Brousses, âgé de 24 ans, devant se rendre à Toulouse, n'aurait pas dû faire confiance et prendre pour compagnon de route, un inconnu.

"Mardy dernier neufviesme (mai), il partit vers les cinq heures du matin de chez luy pour se rendre à Toulouse pour se faire payer du montant du papier qu'il avoit envoyé aux sieurs Cariou et Lamarque, marchands de Toulouse.

Etant arrivé à Avignonet vers les quatre heures du soir (notons qu'il a effectué environ cinquante kilomètres en 11 heures), il fut logé à l'auberge où pend pour enseigne un lion d'or où il resta jusqu'au lendemain au matin d'où il en partit quelque moment avant le lever du soleil.

Etant arrivé à Villefranche (de Lauragais) vers les six heures du matin, il se fit servir à déjeuner, et après qu'il eut finy, vint un jeune homme de l'âge d'environ vingt-cinq ans, de la taille d'environ cinq pieds (1m65 environ), ayant les cheveux châtin fort longs et attachés en forme de catogan, les yeux noirs, un peu brun de sa figure, mine basse, nez pointu, barbe noire, vizage rond, menton court, habillé d'un frac, couleur verdâtre doublé de toille grise, les boutons de même de l'habit, ayant dessous une veste couleur caffé d'une étoffe grossière avec la culotte de même, portant encore dessous un gilet blanc ou gris, portant des bas noirs et une paire escarpin, les manchetes de sa chemise déchirées, ayant à son col un fichu de soye jaune et rouge, lequel jeune homme, après avoir payé son écot de vin qu'il avoit bu séparément de lui, au moment qu'il partoit pour continuer sa route, luy demanda de quel côté est-ce qu'il alloit.

Il luy répondit qu'il alloit à Toulouse. Le jeune homme luy répondit qu'il y aloit aussy et en conséquence, ils partirent ensemble et furent logés dans la ville de Toulouse à l'auberge où pend pour enseigne le cheval vert, près de la Bourse.

Pendant le chemin, le jeune homme questionna le déposant sur ce qu'il aloit faire à Toulouse. Il luy dit qu'il aloit se faire payer du papier qu'il y avoit envoyé depuis quelques jours par le canal (du Midi).

Ce jeune homme, sans doute pour qu'il ne se méfiat point de luy, luy fit voir un extrait baptistaire qu'il luy dit être le sien par lequel il s'apeloit Pierre Cazaus, natif du lieu de Cazaux, diocèse de Lombès.

Cazaus luy dit aussy qu'il étoit marié, qu'il avoit épouzé une fille de Barcelone, dans laquelle ville il avoir resté pendant six ans, faisant le métier de marchand de boucles, de coutaux et autres marchandises à peu près semblables, qu'il avoit laissé sa femme à Carcassonne au faubourg de la Trivalle chez le nommé Liset, hôte, et qu'il aloit à Toulouse pour se faire bailler de l'argent à un de ses frères qui luy en devoit.

Le soir de leur arrivée à Toulouse, il ne soupa point à l'auberge et en se retirant, on le fit coucher avec ledit Cazaus qui feignit le malade, disant avoir la fièvre.

Le lendemain, il fit ses affaires; Cazaus luy dit avoir faites les siennes aussy, ce qui fit qu'ils partirent le douze, jour de vendredy, ensemble pour s'en revenir.

Quand ils furent arrivés à l'auberge qui est près l'écluze de Montgiscard, ils s'y arrêtèrent pour diner, après quoy ils partirent et quand ils eurent passé Villefranche, Cazaus lui dit qu'il étoit fatigué, ce qui fit qu'ils s'assirent quelques tems dans le chemin pour lui donner le tems de se délasser. Après quoy étant repartis, quand ils furent arrivés à Avignonet, Cazaus luy proposa de s'arrêter pour se délasser et en même tems boire un coup, ce qu'ils firent au point que quand ils partirent de l'auberge, le soleil étoit prêt à se coucher, et continuèrent leur route pour Castelnaudary. Quand ils furent à demy chemin de Labastide d'Anjou à Castelnaudary, Cazaus luy dit que la fièvre le reprenoit, ce qui fit qu'il fut obligé d'aller plus lentement et même de s'arrêter pour laisser reposer Cazaus.

Après, ayant repris leur marche, lorsqu'ils furent aux approches de Castelnbaudary, Cazaus luy dit qu'il luy sembloit voir le moulin à vent. Il luy dit (qu'effectivement) il luy paroissoit le voir à la faveur de la clarté de la Lune.

Cinq ou six minutes après, marchant devant Cazaus, il fut bien surpris d'entendre un coup de pistolet qui fut laché à son col du cotté droit et Cazaus qui luy dit dans l'instant :

- Croyés-vous, camarade, qu'avec cella l'on manquat son homme ?

Il luy répondit :

- Malheureux, que voulés-vous ? Vous voullés me tuer ? Je préfère vous donner tout mon argent !

Cazaus luy répondit qu'il vouloit sa vie et son argent, le tenant au colet avec un couteau ouvert à sa main. Pour lors, il se deffendit et son corps deffendant, il reçut un coup de couteau sur le côté gauche et un second sous l'épaule gauche et un troisième au fond de son estomac qui ne fit que l'effleurer.

Malgré cela, il ne perdit pas courage en se débatant, il trouva le moyen de luy échaper et prit la fuite vers Castelnaudary et laissa son chapeau et son habit qu'il portoit sur la route, plié sur ses épaules, qui étoit d'un drap de Carcassonne, couleur vert fonssé dont le devant étoit doublé de rouge et le derrière de vert, boutons en poil de chèvre.

Cazaus le poursuivit environ cent pas. N'ayant pu l'atteindre, il luy cria :

- Camarade, revenés, venés chercher votre habit !

Le déposant continua de s'en venir à Castelnaudary à toute course, nageant dans son sang où il se fit donner du secour y étant arrivé, vers les neuf heures et demy du soir".

Le prétendu Cazaus semble n'avoir jamais été retrouvé.

Jean Théron a eu bien de la chance, dans son malheur, de se sortir de ce piège mortel.

Aujourd'hui, en prenant l'autoroute de Carcassonne à Toulouse, j'ai eu une pensée pour Jean. Qu'aurait-il bien pu penser si on lui avait dit que, deux siècles plus tard, on ne mettrait que 45 minutes pour faire un si long chemin.

 

AD Aude, archives judiciaires, B2545.